Elle serait le point de passage entre la nature et la synthèse, la parfumerie d’hier et d’aujourd’hui. Ce qui peut expliquer pourquoi les marques la mettent autant en avant, ce qui n’a pas toujours été le cas.
Plante herbacée, la sauge était considérée au Moyen Âge comme une panacée censée tout guérir. Entrant forcément dans n’importe quel herbularius (jardin médicinal), cette plante était recherchée pour ses vertus antiseptiques et digestives davantage que pour son odeur. Et pourtant, dieu quelle sent bon! De la multitude de variétés existantes, la sauge sclarée (Salvia sclarea) est la seule utilisée en parfumerie avec, dans une moindre mesure, la sauge officinale (Salvia officinalis), aux tonalités plus aromatiques, légèrement armoise, et plutôt réservée à la parfumerie technique. « Ces deux produits classés dans les notes aromatiques n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l ’autre », constate Jean-Christophe Hérault, parfumeur chez IFF. Même si on en trouve un peu en Russie, et aux États- Unis, c’est essentiellement en France qu’elle pousse (on parle même de qualité « pays »), sur une zone allant du sud de la Drôme jusqu’à Valensole en Haute P r o v e n c e . « C e t t e fi l i è r e 1 0 0 % f r a n ç a i s e s ’e s t beaucoup mécanisée afin d’écourter le temps de récolte et de protéger la plante parvenue à maturité des aléas climatiques », explique Christophe Sireyjol, directeur des opéra- tions chez LMR-IFF. Le secret d’une huile essentielle de haute qualité ? Il faut bien sécher la plante avant distillation. Sinon, on obtient une huile essentielle de sauge bon marché dite « vert broyé », qui ne convient pas à la fine fragrance.
La sauge dans tous ses états
Le parfumeur dispose au moins de l’essence de sauge sclarée et de l’absolu. Olfactivement, l’essence a un côté frais très bergamote (acétate de linalyle), avec des inflexions de thé alors que l’absolu (qui contient 60 à 70% de sclaréol) est plus lourd, plus tabacé et herbacé. C’est précisément le sclaréol qui est le précur- seur de l’ambroxan, molécule star de la parfumerie. Ce petit côté ambre gris de l’absolu fait de lui le parfait allié des notes boisées-ambrées. Les chimistes de Firmenich ont également isolé le scla- rymol, molécule extrêmement puissante aux tonalités de fruits exotique, « dont une seule goutte pourrait parfumer le lac Léman », plaisante-t-on dans les équipes genevoises. Autre spécialité Firmenich, la sauge Seil- lanessence est un mix entre une concrète de sauge sclarée redistillée avec l’essence pour obtenir un juste équilibre de notes de tête et de fond. Chez IFF, on dispose d’un « cœur » de sauge sclarée captif dont on a gommé les facettes les moins nobles de la sauge et intensifié les belles notes ambrées et coumarinées. Au fond, la sauge sclarée modernise les notes aromatiques classiques en jouant dans un registre plus végétal que la lavande. Star du dernier parfum Hermès H24, elle dessine une colonne vertébrale originale. Le parfumeur d’Hermès a opté pour une sauge sclarée dominante, essence et absolu mêlés, qui s’exprime du début à la fin du parfum. « J’ai voulu jouer avec cette texture, ce toucher, cette trame veloutée et enveloppante. Et quelle sensualité ! », explique Christine Nagel. Avec Karité Corsé L’Occitane, le parfumeur s’amuse avec les facettes ambrées de la sauge sclarée qui se marient parfaitement avec l’amande de karité torréfiée et le cacao. Au contraire, dans Yuja Cologne Jo Malone (Lauder), la sauge sclarée joue une partition plus classique et vient enrichir les notes aromatiques de la lavande et souligner un peu plus les notes boisées et résineuses de résine de sapin. Dans Spice Bomb Night Vision Viktor & Rolf (L’Oréal), associée à la lavande et au lentisque, la sauge sclarée ajoute de la naturalité et renforce le côté vert et végétal de cette fougère orientale. Preuve que les maisons de composition savent réinventer les naturels : le parfumeur Sonia Constant (Givaudan) a choisi d’utiliser une sauge « enrichie » dans Bois de Sauge Yves Rocher, accord simple bois de gaïac-patchouli. Cette distillation modifiée par une réaction enzymatique développe des accents fruités et tabacés inédits. La sauge, Sonia Constant la perçoit « plus masculine que féminine mais aussi plus chic que la lavande car probablement moins connotée lessive et détergent ». Voilà qui pourrait expliquer son succès du moment.
Lionel Paillès